​​Les études sur les attentats terroristes commis dans le continent européen ont conclu que près de 75% des attentats entre 1994 et 2013 ont bénéficié d’un financement estimé à moins de dix mille dollars. Après l’effondrement de l’organisation terroriste Daech (EI) en 2017, de vives inquiétudes ont été exprimées quant au fait que ce type de menace (terrorisme bon marché) augmente et que le flux d’argent soit plus difficile que jamais à détecter. Pire, certains pays figurant sur la liste de surveillance du GAFI, dont le Maroc, ne disposent pas d’un cadre global pour faire face à cette menace.

Criminaliser le terrorisme

Selon la Convention Internationale pour la Répression du Financement du Terrorisme, signée en 1999, et les Résolutions du Conseil de Sécurité de l’ONU, tous les États sont tenus de criminaliser le financement du terrorisme (FT), quelles que soient les sommes dépensées pour financer les opérations terroristes. Ils s’engagent également à prévenir le FT, à geler les fonds du terrorisme et ses financiers, et à empêcher les personnes ou entités de fournir un soutien financier à ceux qui cherchent à commettre des actes terroristes.

En Septembre 2020, le Ministre Marocain de la Justice a annoncé qu’il commencera à légiférer de nouvelles lois contre le blanchiment d’argent (BA), notamment en matière de FT. En Février 2021, le Maroc s’est également engagé à coordonner ses efforts avec le GAFI pour renforcer le système juridique de lutte contre le BA et FT et l’ajuster aux normes internationales. Conformément à cet engagement, le gouvernement a accepté de donner la priorité à l’identification, l’enquête et la poursuite de tous les types de BA, en fonction des risques auxquels l’État est confronté.

La stratégie du gouvernement marocain et sa mise en œuvre reposent essentiellement sur l’assistance des professionnels de droit, tels que les avocats et les notaires capables de sensibiliser à la crise du BA et FT et d’empêcher leur survenue, étant pleinement informés de la situation, ce qui soulève deux questions interdépendantes:

La première question: Quel est le champ d’application approprié des lois? Quelle est leur fonction dans le cas du terrorisme bon marché? Les lois devraient-elles être directives et cibler spécifiquement la menace? Ou devraient-elles être fondées uniquement sur la suspicion et le doute, pouvant ainsi assouplir les normes juridiques strictes afin de donner aux services répressifs et à leurs agents du secteur privé une large marge d’appréciation, pour décider de ce qu’il faut considérer ou négliger?

La deuxième question soulevée par l’approche marocaine est de savoir si la mise en œuvre de la législation contre le BA et FT devra dépendre davantage des professionnels du droit, ou des institutions financières elles-mêmes, de leurs programmes de dépistage et des comptables juristes?

Problèmes et Obstacles

Il existe des problèmes et des obstacles qui imprègnent les deux approches susmentionnées. La législation doit être constamment adaptée aux techniques nouvelles et évolutives de BA et de lutte contre le terrorisme, car la loi dans son ancienne forme ne répond plus aux objectifs escomptés. De plus, en ce qui concerne le terrorisme bon marché, comment élaborer une telle loi? Par exemple, l’Australie et de nombreux autres pays ont des obligations de déclaration obligatoire pour toutes les transactions financières supérieures à dix mille dollars ou leur équivalent, mais de nombreux cas de terrorisme bon marché impliquent des sommes moindres! Comment déterminer le montant le plus bas à détecter? Le problème est que le suivi de petits montants impliquera un très grand nombre de transactions, sera trop coûteux à appliquer et nuira sans aucun doute à de nombreux innocents.

Quant à l’approche par suspicion, elle s’appuie sur l’expertise des institutions financières et sur le signalement des activités suspectes. Le problème ici est que les gens peuvent être mis sur les listes noires et de surveillance d’un simple clic sur un bouton, ou d’une décision hâtive d’un analyste financier.

Concernant la deuxième question, le recours à des professionnels du droit semble être plus cohérent avec le respect de l’État de droit et la responsabilité juridique. Cependant, il y a des doutes quant à savoir si les professionnels du droit sont qualifiés et expérimentés, et disposent de suffisamment de temps pour parachever des milliers de transactions financières. D’un autre côté, le recours aux institutions financières dépend de l’expertise financière, et la possibilité de découvrir des irrégularités financières augmente. Cependant, cela peut ne pas correspondre aux fondements du crime réel, et les professionnels du droit sont bien placés pour procéder à l’évaluation. La question ici est de savoir comment les autres pays ont-ils traité ce problème et quelle serait la meilleure pratique possible?

À la lumière d’un consensus général, le système de lutte contre le BA et FT le plus complet et le plus efficace au monde fonctionne au Royaume-Uni, qui a une longue histoire de lutte contre le terrorisme avant et après le 11 septembre. En 2018, la Grande-Bretagne a été classée parmi les meilleurs dans les évaluations du GAFI. Elle applique une approche non normative basée sur la suspicion et le doute, selon laquelle les fonctions d’enquête sont transférées aux institutions financières qui soumettent des rapports. Le terme (suspicion ou doute) n’est pas une auto-définition, mais réfère généralement à l’existence de faits pertinents et ne se contente pas de vagues soupçons.

Les clés du succès

Le Royaume-Uni n’a pas de législation sur le terrorisme bon marché et aucune clause de la législation actuelle ne fait référence à ce type de terrorisme, et en vertu des articles 15 à 18 de la loi de 2000 sur le terrorisme, chacun des actes suivants est incriminé:

  • Collecter, recevoir ou fournir des fonds à des fins de terrorisme.
  • Garder de l’argent ou l’utiliser à des fins de terrorisme.
  • S’engager dans des arrangements destinés à fournir des fonds à des fins de terrorisme.
  • Faciliter le blanchiment de fonds terroristes.

Toute personne, organisme de bienfaisance ou organisation sont coupables de ce crime, s’ils «savent», «pensent» ou «ont des motifs raisonnables de douter» que l’argent est destiné aux terroristes, quelle que soit la modicité du montant. En outre, en vertu de la loi de 2002 sur les produits du crime, l’utilisation et la possession de biens criminels est un crime, y compris toute somme d’argent obtenue ou conservée afin de favoriser des activités illégales, dont les actions terroristes.

Si les termes «sait», «pense» et «a des motifs raisonnables de soupçonner» se réfèrent à un large éventail de personnes à poursuivre, nous devons souligner que les lois anti-financement du terrorisme en vigueur en Grande-Bretagne sont fondées sur les soupçons et les doutes. Il est permis aux autorités de geler les comptes et d’informer les parties prenantes sans s’assurer de faits concrets, afin de conjurer le mal. L’objectif étant de contenir les activités de pourvoyeurs de FT plutôt que de les poursuivre ou de prouver leur culpabilité.

La clé du succès de la législation britannique réside dans le pouvoir exécutif, soit le Groupe de Travail sur le Renseignement sur le BA (JMLIT) qui coordonne ses travaux avec 40 institutions financières ou apparentées, parmi lesquelles: l’Autorité du Comportement Financier (qui réglemente la gestion de soixante mille entreprises au Royaume-Uni et fixe les normes de précaution), l’organisation (Cifas) qui lutte contre la fraude financière électronique, l’Autorité Nationale de Prévention du Crime (crime organisé et dangereux), l’Administration Royale Britannique des Recettes et des Douanes, le Bureau de Lutte Contre la Fraude Grave, la police de Londres et le Département de la police métropolitaine.

Ces entités permettent à leurs membres d’échanger les informations et les nouveaux modèles, de découvrir les vulnérabilités et de fournir les renseignements tactiques. Au cœur de ce processus se trouvent des enquêteurs financiers certifiés (comptables civils certifiés attachés à la police) qui possèdent les compétences et l’expérience nécessaires pour identifier les activités suspectes dans les transactions financières complexes. En vertu de la loi de finance pénale de 2017, ils se voient accorder le pouvoir d’enquête dont jouissent les policiers en vertu de la loi antiterroriste.

Il semble que le groupe de travail de renseignement sur le BA ait obtenu un grand succès au vu des taux d’arrestations et d’enquêtes, car entre 2016 et 2017, l’équipe a réussi 63 arrestations et bloqué plus de 2000 comptes suspects, ce qui est conforme à la stratégie visant à perturber les opérations de FT plutôt que d’intenter des procès car il est difficile de prouver les crimes devant les tribunaux.

La Loi directive

Les États-Unis et l’Australie ont adopté une approche similaire à celle du Royaume-Uni. En janvier 2021, le Congrès américain a approuvé la loi de 2020 sur la défense nationale, qui propose des réformes globales de la législation américaine pour lutter contre le BA et le FT. La loi modernise le système actuel de lutte contre le BA et FT pour tenir compte des marchés financiers émergents et renforcer les ressources et les outils de lutte contre les menaces, dont un programme pilote (pour trois ans) visant à accroître le partage d’informations entre les succursales et filiales étrangères d’institutions financières, sans aucune mention du terrorisme bon marché.

En Australie, de vastes modifications ont été apportées en 2020 à la loi 2006 sur la lutte contre le BA et FT et les législations connexes, pour promouvoir la coopération entre les agences gouvernementales, créer des obligations plus strictes pour les banques et les institutions financières, permettre un meilleur échange d’informations entre les secteurs public et privé et améliorer les capacités d’enquête. Ces amendements ne mentionnaient pas spécifiquement le terrorisme bon marché.

L’absence de législation ciblant le terrorisme bon marché dans les pays dotés des cadres juridiques les plus avancés en matière de lutte contre le BA et FT ne signifie pas nécessairement que le Maroc doive agir de même, mais la question qui se pose est de se demander si la loi directive est nécessaire? Et quels avantages supplémentaires cela pourra-il apporter? La meilleure solution serait peut-être de renforcer les unités de renseignement financier et les équipes spéciales sur le terrorisme, afin que le secteur privé, les institutions financières et les régulateurs aient un accès adéquat à toutes les informations nécessaires, tout en renforçant la coopération entre les cellules de renseignement. Cela rapprochera le Maroc du Royaume-Uni et d’autres pays similaires. La question urgente repose en fin de compte sur l’idée d’équilibre, si les coûts de mise en application de la législation sont adaptés aux menaces perçues, et si l’État peut supporter financièrement ou non ces mesures?! ​