Depuis plusieurs décennies, le Sahel fait partie des composantes stratégiques des doctrines politico-diplomatiques et miliaires des États et organisations internationales. En plus des facteurs aggravants traditionnels (immensité du périmètre, aridité du sol, conflits autour de ressources non-renouvelables, exacerbation de l’appartenance tribale), la région germe de plus en plus les acteurs sociaux et politiques qui se structurent autour d’alliances de circonstances et ponctuelles au gré des intérêts. Ostensiblement, la mixité et l’itinéraire des terroristes ces récentes décennies, ont non seulement fait émerger mais aussi multiplier les ressorts de la conflictualité. 

Discorde et conflit
Le mouvement terroriste avec ses différentes composantes a, depuis 2007, trouvé des candidats à sa réalisation en Afrique occidentale. Le phénomène a, insidieusement, pris forme, s’est coagulé puis restructuré en 2017, principalement dans le sillage de la déconfiture militaire de l’Organisation de l’État islamique au Moyen-Orient, modifiant la carte géopolitique de la menace sécuritaire de la sous-région. 

Matériellement, la nouvelle configuration de la menace est menée par la succursale sahélienne d’Al-Qaïda, appelée Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Gsim), né de l’alliance de trois organisations terroristes défuntes et de l’État islamique (Daech) au grand Sahara (Eigs). Depuis, début de l’année 2020, des combats à la fois violents ont opposé les deux factions terroristes, suscitant des analyses et des débats dans l’univers politico-militaire et scientifique. 

 Modification de l’approche stratégique  
À bien des égards, la crise au Sahel s’imbrique avec divers enjeux: Contrôle des ressources naturelles et des points de trafics, de luttes indépendantistes. Ce chaos social a lubrifié le terrorisme qui, visiblement, s’emploie à instiller son agenda politico-militaire structuré essentiellement autour de la notion de «territoires libérés» comme bases pour l’extension du terrorisme théorisé par Aymen Zawahiri dans son ouvrage «Les chevaliers sous la bannière du prophète». En général, l’articulation entre la question de territorialité et le mode d’action constitue la raison d’être des organisations terroristes que ce soit Daech ou Al-Qaïda. 

Certes, la notion de territorialité et le mode d’action se posent différemment dans les entités terroristes-mères, mais elles visent toutes, les mêmes objectifs. L’une créée par la Choura, sur un territoire, donc propension à contrôler un territoire et l’autre sur le concept d’identité musulmane. Cette dernière organisation, née de la confrontation bipolaire, précisément de la guerre en Afghanistan (1979-1989) est restée figée sur le concept de «Tanzim», c’est-à-dire le format d’organisation hiérarchique, duquel les injonctions et les orientations stratégiques proviennent. 

Matériellement, au Sahel, des seigneurs d’Al-Qaïda se sont inscrits dans ce continuum et ont adopté une approche stratégico-miliaire reposant sur un langage vernaculaire. Il s’agit, entre autres, de la fragmentation de la société sur le substrat d’opposition ethnique - appel au destin du jihad basé sur l’historicité, la géographie et l’héroïsme des figures emblématiques du jihad offensif peul des 18ème et 19ème siècle, dont Thierno Souleymane Baal, El Hadj Oumar Tall au Sahel et Ousmane Dan Fodio, fondateur du califat de Sokoto, le référant territorial actuel en Afrique de l’Ouest.  

À l’heure actuelle, depuis le renforcement de la coopération anti-terroriste internationale, le modus operandi s’observe sous le prisme dérivé de la théorie de décentralisation. Il s’agit de l’abandon des organisations hiérarchiques régionales au profit d’une nouvelle forme de lutte des réseaux plus ou moins sans leader et l’assouplissement de la rigidité idéologique surtout, si celle-ci fait obstacle à la réalisation du projet terroriste. Que ce soit dans les dunes du Sahel ou les limites frontalières au sud, des entités gestatrices et à ossatures autodidactes mouvant, se revendiquant de l’Eigs font manifestement osciller le curseur de la terreur vers les États de la rive atlantique.

Pragmatisme et théories de la guerre
Le pragmatisme de certains chefs jihadistes sahéliens, entrainant de facto l’hybridation de l’univers criminel et le monde terroriste, trahit et brouille les postures tactico-opérationnelles des Forces armées et les théories classiques de la communauté scientifique. Ici, les trafics et d’autres activités constituent des diversions et stratagèmes pour défendre, en sourdine, le projet conquérant. L’émir de l’État islamique au Grand Sahara (Eigs) Lahbib Ould Abdi Ould Saïd Ould El Bachir alias Abou Wahlid al-Sahraoui, idéologue convaincu de la justesse du combat religieux, allie le pragmatisme au prétendu conservatisme salafiste. La définition de sa stratégie d’assise locale repose sur la théorie de bataille de cœur de Petraeus et la littérature de Robert Taber, par les liens de sociabilité avec des populations et la mobilisation des personnages clés, pouvant lui assurer les ressources financières et humaines.

Manifestement, la force de l’Eigs réside en sa capacité à adapter les grandes théories de guérilla (maoïsme, léninisme) au combat islamiste. En effet, il appartient, concrètement, d’entrainer tout le corps social, notamment les jeunes dans la violence, d’abord par la destruction des structures étatiques- communautaires locales - piliers de la résilience, ensuite l’attaque frontale contre les Forces de Défense et de Sécurité (camp Inates au Niger, Indelimane Mali).

 En 2019, les groupes islamistes ont graduellement intensifié les attaques frontales contre les installations défensives (casernes, brigades, commissariats, postes d’observation), entrainant les institutions militaires du champ dans l’approche de «violences généralisées ou de chaos» des stratèges terroristes. Celles-ci ont adopté la vision stratégiste pure de Bernard Brodie qui, en théorie et en pratique, déconnectée de l’éthique, les a conduits à des horreurs (exactions extra-judiciaires, tueries massives, enlèvements).  Ce qui a, dans les faits, détruit la confiance entre les Forces de Défense et de Sécurité et les populations, facilitant ainsi un recrutement et incrustation des groupes terroristes dans des communautés. Le sentiment d’insécurité des populations, objets d’exactions de l’armée et de mouvements terroristes, a engendré la création des groupes d’autodéfense, parfois, instrumentalisés. Dans ces sociétés «milicianisées» et anomiques, souffrant des antagonismes en tous genres, l’internationale jihadiste structure son projet conquérant.

Guerre de diversion 
Né dans le sillage de la Guerre froide, le mouvement terroriste moderne incarné par Al-Qaïda s’est greffé sur les contradictions de la restructuration des sociétés nationales et internationales post-bipolaires. De l’Occident à l’Afrique en passant par l’Orient Arabe, l’organisation s’est imposée comme une composante géopolitique, modifiant la structure traditionnelle des doctrines politico-diplomatiques et les rapports entre les puissances classiques. À l’ombre de cette figure tutélaire du jihad, émerge une superstructure terroriste en 2006, baptisée Daech dans la zone irako-syrienne.

Des affrontements entre Daech et Al-Qaïda en début 2020 au Sahel sont révélateurs, selon certaines analyses, d’un effet de contagion, pire, susceptibles de fragiliser «la galaxie terroriste ». De toute évidence, de telles analyses se méprennent sur l’essence et l’objectif du terrorisme, surtout, au Sahel. Au-delà de cette guerre de leadership, l’Eigs est un diverticule d’Al-Qaïda, qui compose autour de ces deux entités, des passerelles et solidarité mécanique portées par le projet de la subjugation.

La violence terroriste participe à l’attractivité et à la légitimité du prosélytisme et du combat armé. Au Sahel, la généalogie du terrorisme n’est pas à rechercher dans les guerres fratricides et intestines, mais dans la vision suprématiste néo califal, dont les jalons ont été insidieusement posés par un faisceau d’acteurs de la coercition confessionnelle dans les années 1990. Ce terreau constitue un réservoir de «chaires à canon». Notre enquête amenée au Sahel courant 2019, a montré la prééminence de l’idéologie, attirail mental des candidats au terrorisme.   

 Que ce soit Al-Qaïda ou Eigs le seul combat qui vaut est l’avènement d’un ordre politico-théocratique reposé sur la létalité de l’approche théorique et doctrinaire. Alors, cette guéguerre constitue un stratagème pour brouiller l’itinéraire du projet terroriste.

Sur la base de nos différentes enquêtes sur le terrain, le corpus idéologique est le facteur déterminant de structuration et de motivation des groupes terroristes. Empiriquement, au Sahel, les réflexions portant sur les dynamiques historiques de replis sectaires suite à l’intrusion dans le corps social d’une version littéraliste et hautement « confligène » sont reléguées devant les urgences sécuritaires. Ostensiblement, la plupart des gouvernements de la région éludent ou ignorent que la situation actuelle procède d’une conviction, d’une foi éprouvée, non pas la prééminence criminelle incarnée par les trafics en tous genres. C’est pourquoi, l’opposition frontale entre Eigs et Gsim s’apparente à une diversion. 

Dans l’ensemble des États de la région, la menace se symbolise par le glissement du champ de la piété, de la solidarité et du pardon vers le repli sectaire. Le danger est prégnant, car dans bon nombre d’États côtiers, les velléités de substitution de la théocratie à l’État laïc se déploient autour du concept de la Umma solidaire, en vertu duquel plusieurs ressortissants des États de la rive atlantique (Sénégal, Ghana, Bénin…) rejoignent les rangs de l’État islamique (Daech) au grand Sahara (Eigs) et du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (Gsim). 

Des institutions nationales et internationales doivent se résoudre à admettre que la menace terroriste n’est pas forcément une affaire des groupes ou des organisations, c’est surtout une affaire de cycles qui se succèdent; une idéologie qui structure un projet de domination universel.