​Depuis les évènements du 11 septembre 2001 aux États-Unis, la question de la radicalisation menant à l’extrémisme violent a occupé une place croissante dans les médias, les politiques publiques et au sein d’une communauté de chercheurs dont la littérature consacrée aux mouvements terroristes s’intéressait surtout à commenter les formes de l’action violence plutôt qu’à étudier le processus menant au passage à l’acte. 

Des interrogations ont marqué les débats. Elles concernent l’élaboration de politiques publiques pour répondre à ce phénomène et renforcer la résilience des sociétés. La question se posait sur la notion même de radicalisation. Quelle est son opérationnalité ? Quelles sont ses biais sur l’approche de l’extrémisme violent ? Quels sont les ressorts de ce phénomène ? Par-delà ces questionnements, un certain consensus s’est toutefois fait autour de son caractère dynamique. Qu’on l’approche par les déterminants ou par les mécanismes, l’individu, ses interactions avec d’autres personnes ou l’espace politique et socio-économique dans lequel il se meut, il s’agit d’un processus graduel dans lequel un individu, non connu pour de telles positions, adopte progressivement un système de croyances promouvant la violence et/ou des comportements violents s’appuyant sur des référentiels politiques, sociaux ou culturels.

Environnement carcéral
Phénomène social global, la radicalisation menant à l’extrémisme violent ne concerne pas des lieux particuliers. Des territoires ou des institutions apparaissent cependant comme plus vulnérables. Parmi ceux-ci, la prison est une institution particulièrement exposée. D’une part y vivent en cohabitation forcée des individus en attente de jugement ou condamnés, au rapport souvent conflictuel avec la société et souffrant parfois de frustration sociale, d’exclusion économique ou de stigmatisation culturelle. D’autre part, de nombreux cas de radicalisation y ont été observés, que cela soit sous l’influence d’individus déjà condamnés ou de manière plus ou moins autonome, du fait des conditions de détention et de vie en milieu carcéral.

Si les travaux et réflexions sur la radicalisation menant à l’extrémisme violent ont surtout concerné l’Europe, l’Amérique du Nord et le Moyen-Orient, l’Afrique de l’Ouest n’est cependant pas épargnée en raison de l’augmentation des attaques menées par les groupes armées terroristes ces dernières années, de leur expansion et des arrestations qui en ont résulté. 

L’implantation de groupes armés terroristes en Afrique de l’Ouest et la multiplication des attaques et des opérations a eu pour conséquence une multiplication des arrestations et des incarcérations. En 2016, plus de mille personnes accusées d’être membres de Boko Haram ou d’avoir appuyé les opérations du groupe étaient incarcérées dans la prison de Niamey.

Plusieurs pays du Sahel détiennent des terroristes dont certains ont été jugés et condamnés. C’est ainsi le cas de la Côte d’Ivoire dans le cadre de l’enquête liée à l’attentat de Grand-Bassam en mars 2016 et du Sénégal, où un procès a été mené en 2018 pour juger notamment des Sénégalais arrêtés alors qu’ils revenaient du Nigeria après un séjour dans les rangs de Boko Haram.

La présence de ces prévenus ou condamnés pour leur implication dans des attentats, des faits relevant de l’apologie du terrorisme ou un engagement/une tentative d’engagement dans un groupe terroriste, ne constitue toutefois que la partie la plus visible de la radicalisation en prison. Celle-ci peut en effet prendre trois autres formes
● Celui des détenus dont l’identification et l’engagement radical violent ont eu lieu avant d’arriver en prison, mais qui ne sont pas incarcérés pour des faits liés au terrorisme;
● Celui de détenus arrêtés pour des délits mineurs, qui ne s’identifient pas forcément à l’idéologie radicale mais acceptent stratégiquement de s’affilier à un mentor ou son groupe afin d’obtenir une protection et d’échapper à des pressions exercées par des caïds ou d’autres individus cherchant à exploiter leur vulnérabilité;
● Celui, enfin, des détenus dont les sentiments de frustration les rendent réceptifs à des discours prônant la violence.

Des enjeux pluriels
Pour les administrations pénitentiaires, la problématique de la radicalisation soulève plusieurs enjeux. 
1- Le premier renvoie au renforcement de la sécurité des prisons. Plusieurs détenus arrêtés pour terrorisme se sont en effet évadés ces dernières années. Ainsi, en Mauritanie, Cheikh Ould Saleck, condamné à mort en 2011 pour «action terroriste», s’échappait le 31 décembre 2015 de la prison de Dar-Naim à Nouakchott avant d’être arrêté quelques semaines plus tard en Guinée-Bissau.
Si ces évasions ne sont pas nouvelles, l’incarcération de combattants et de sympathisants de groupes terroristes dans les prisons du Sahel et du lac Tchad a eu pour conséquence que ces dernières ont été prises pour cible à plusieurs reprises. Cela a par exemple été le cas pour la prison de Koutoukalé au Niger en octobre 2016, ou de Niono au Mali deux mois plus tard. Au Nigeria également, Boko Haram a attaqué plusieurs prisons depuis sa bascule dans la violence en 2009, pour libérer ses membres et même recruter les autres prisonniers qui n’avaient pas la possibilité de retourner dans leur domicile après leur évasion.
2- Un deuxième enjeu est celui de la diffusion des discours radicaux auprès de détenus de droits communs par des prisonniers se considérant encore comme des combattants et pour lesquels la prison n’est qu’une étape avant leur libération. Comment les repérer lorsqu’ils n’ont pas été emprisonnés pour des actes terroristes ? Comment évaluer leur dangerosité et les risques associés ? Quelle est leur influence sur d’autres détenus et comment la mesurer ?
3- Troisième enjeu, enfin, la remise en liberté des prisonniers. Des programmes ont d’ailleurs été lancés pour amener des prisonniers inculpés ou condamnés pour terrorisme ou appartenance à un groupe terroriste à rompre avec leur engagement. C’est le cas par exemple en Mauritanie, Nigeria et Sénégal, autour d’équipes pluridisciplinaires incluant des religieux, mais ces expériences demeurent limitées dans la région, et leur impact incertain.
4- Les prisons ouest-africaines apparaissent comme vulnérables à cause de la surpopulation carcérale qui parfois avoisine les 200 %, du fait de la faiblesse des ressources traditionnellement allouées aux prisons, de la lenteur des procédures judiciaires et du manque d’alternatives à l’emprisonnement. Par exemple, le Sénégal comptait 11.547 détenus fin 2019 pour 4 224 places dans 37 prisons. Quant à la prison de haute sécurité de Conakry, elle hébergeait alors plus de 1500 prisonniers pour 300 places. Il n’est également pas rare que plus de la moitié des détenus n’aient pas été jugés, avec des détentions dépassant le délai légal pour la préventive. Au Burkina Faso, le nombre de présumés terroristes incarcérés dans les prisons du pays était estimé mi-2020 à 900, aucun d’entre eux n’ayant alors été jugé et condamné.
5- Autre facteur aggravant, le nombre de surveillants est réduit et, dans plusieurs pays, l’administration pénitentiaire ne dispose ni de corps dédiés et formés pour la surveillance des prisons, ni d’une réelle politique en matière de ressources humaines pour les personnels de direction et les agents. Quant au système de renseignement pénitentiaire, lorsqu’il existe de façon formalisée, la prise en compte des défis liés à la radicalisation suppose des critères d’évaluation et de classement adaptés, ainsi que de former les personnels en conséquence. 

Conclusion
Cette vulnérabilité n’est pas spécifique à l’Afrique de l’Ouest. La surpopulation, les recrutements par des détenus incarcérés pour terrorisme, le dépassement des administrations pénitentiaires en matière de prise en charge des détenus radicalisés, tout cela se retrouve en d’autres régions du monde. De même, il importe de se garder de généralisations trop hâtives sur le lien entre conditions de détention et adhésion à une idéologie radicale violente.

Cependant, la situation dans les prisons africaines interpelle doublement. D’abord, elle renvoie à la nécessité d’adapter les espaces pénitentiaires et les administrations à l’incarcération de détenus terroristes, puis de réduire les détentions préventives à leur délai légal, proposer davantage de peines alternatives et libérer les personnes incarcérées sans fondement, en guise de réponses à la lutte contre la radicalisation menant à l’extrémisme violent en milieu carcéral. La prison étant un maillon de la chaîne pénale, les approches ne doivent pas se limiter à la réhabilitation de celles existantes, à la construction de nouvelles ou à une meilleure prise en charge des détenus dangereux. En cela, la lutte contre la radicalisation en prison est indissociable du renforcement de l’État de droit.