La présente note se veut un outil d’analyse indépendant visant à formuler des alertes sur le risque encouru par la région de Côte d’Ivoire et appuyer les processus d’élaboration des politiques publiques, du point de vue de la prévention et de la riposte, en matière de sécurité. Au plan méthodologique, la note a mobilisé la théorie de l’hégémonie culturelle selon Antonio Gramsci, la littérature sur la culture locale, en plus d’un recueil d’entretiens avec des acteurs de la sécurité et des praticiens du culte. Géographiquement, la Côte d’Ivoire est un continuum de l’espace sahélo-saharien. Cette position induit une part de vulnérabilité, surtout que le pays a subi, plus d’une fois, les assauts d’assaillants venus d’ailleurs. 

Sahel et troubles de sécurité
Depuis près d’un quart de siècle, la bande sahélienne vit de nouvelles convulsions sécuritaires menées par des acteurs déterritorialisés qui utilisent la religion à des fins de conquête, en se servant d’occurrences rigoristes et littéralistes dont le terrorisme constitue l’horizon. Dans le sillage de la rébellion touarègue de 2013, de la déconfiture militaire de l’organisation de l’État islamique au Moyen-Orient, et à l’ombre de la pusillanimité des réponses étatiques, le phénomène s’assure un ancrage territorial et mental. Ainsi, d’une année à la suivante, le curseur de l’extrémisme incline vers le Golfe de Guinée, après son enracinement au Sahel. La Côte d’Ivoire est-elle confrontée à l’extrémisme violent? Ou quels sont les enjeux et les réponses de l’État face au terrorisme ?

Situation en Côte d’Ivoire 
La Côte d’Ivoire n’a pas encore atteint le degré ni l’intensité de la violence symbolique observable au Sahel. Les attaques intervenues le 11 mars 2016 contre la station balnéaire de Grand- Bassam et une position avancée de l’armée à Kafolo le 11 juin 2020 révèlent la nature et la configuration exogène de la menace terroriste en Côte d’ivoire. La tension autour de l’élection présidentielle de 2020, vient masquer, du moins rendre moins sensible la propension de certains imams, jeunes – garçons et filles - à afficher une convivialité sectaire et de nombreuses marques de conflit avec l’État laïc. 

Jusqu’à une date récente, la littérature sur l’Islam ivoirien, figée dans une grille de lecture bienveillante, peine à prendre en compte l’évolution des actes et des discours d’intolérance religieuse du fait de la montée du terrorisme partout dans le monde. Depuis 2005 environ, le pays s’achemine vers une communautarisation et une ghettoïsation des pratiques et usages religieux réinventés.  Certes, pour l’heure, aucun acte concret de violence sacrée n’a été commis par des ivoiriens fanatisés, mais le constat ne devrait occulter la hausse d’un activisme de la haine, qui s’exprime sans trop de pudeur, dans la sphère nationale du prosélytisme. Il apparait utile, dès à présent, d’apprécier ses effets à court et à long terme, en rapport avec le processus d’émergence des réseaux extrémistes, du Sahara au Golfe de Guinée. 

Dans les villes de la Côte d’ivoire, la coexistence et l’hospitalité héritées de l’houphouëtisme xénophile se dissout à cause, entre autres facteurs, du discours d’excommunication, sur fond d’accusations d’hérésie non seulement contre les autres courants de l’Islam mais aussi à la notabilité traditionnelle, à sa culture et aux valeurs dont elle assure la reproduction. 

Dans la ville de Ouangolodougou, au Nord de la Côte d’Ivoire et sur la frontière du Burkina, la réfutation de «l’égarement» trahit la simultanéité de l’apparition, en 2019, d’un groupuscule de motocyclistes armés. Devant témoins, leurs émissaires annonçaient une attaque contre la ville si les chefs coutumiers n’interdisaient ou n’abolissaient la célébration de la fête nommée Kroubi organisée le 27 Ramadan et dans laquelle de jeunes filles dansent dans les rues. Les récits de plusieurs de nos interlocuteurs lors de notre étude sur les facteurs de l’extrémisme violent à San-Pedro en 2017, révélaient la réalité d’un clivage qui rythme la vie des habitants d’un quartier à l’autre, et s’exprime au travers d’une terminologie de distinction nouvelle entre mécréance et islam. 

A Man en 2017, au nom de groupes islamistes rivaux, des jeunes fanatisés dévalisaient des mosquées ou en prenaient le contrôle. La bastonnade à sang et la molestation des imams jugés apostats dévoilaient, soudain, auprès d’une opinion incrédule, combien l’extrémisme religieux de la ville de Laabé en Guinée voisine, débordait sur la Côte d’Ivoire, grâce à l’activisme d’une minorité. 

Dans les faits, presqu’aucun dignitaire musulman n’appelle à la violence. D’autres, sous le couvert du culte, développent des discours en contradiction avec les valeurs du vivre-ensemble. Au prétexte de la liberté d’expression et de conscience, ils réclament, défendent et pratiquent le droit à l’intolérance confessionnelle. Le recours à certaines notions de théologie débouche sur la reformulation des normes. Des acteurs s’emploient, alors, à irriguer le corps social de ressentiment insurrectionnel, quand ils se servent des carences structurelles du gouvernement, pour poser les jalons d’une contestation future. 

Défis de la réalité et réactions
Dans le registre des pathologies sociales, de l’intrication du politique et du religieux et de l’intolérance confessionnelle, tous signes précurseurs du passage à l’acte, rien ne singularise la Côte d’Ivoire des États du champ sahélien. Depuis près de deux décennies, les acteurs politiques ont recomposé voire ressuscité, autour d’eux, des référents que la République en construction laborieuse et la mondialisation consumériste destinaient à l’extinction : tribu, ethnie, religiosité et clientélisme ont entrainé le pays dans un cycle inédit de brutalité. La faillite du politique révèle toute la vulnérabilité d’un environnement de l’atomisation et de l’anomie, où le contrat social ne tient, à présent, que par une alternance de négociation et d’affrontement. 

Malgré, les efforts politico-sécuritaires et économiques depuis 2011, le pays endure des antagonismes qu’il peine à dépasser. L’échec de construction de l’État légal-rationnel de Max Weber a fait naître, chez quelques composantes de la communauté de destin, l’aspiration à un renouveau de l’identité, fondé sur l’exclusion de l’autre, voire son anéantissement. 

Le groupe Amanakamain, au centre de la Côte d’Ivoire, produit du chômage, de l’injustice et du désenchantement, représente une opportunité idéale de recrutement au profit du terrorisme international. Ce groupe en déshérence dont les membres savent manipuler les armes de guerres, souvenir de leur passé de rebelles se réfugie dans la dévotion compulsive et démonstrative et se constitue en association informelle.

Globalement, la Côte d’Ivoire aborde la doctrine du terrorisme sous le prisme de la criminalité. A l’exception de quelques pistes de prévention, en l’occurrence l’acclimatation de la « mallette pédagogique», l’approche dominante se militarise. D’importants investissements en équipements de guerre, formation, moyens de renseignement et la création de zones opérationnelles au nord témoignent d’une meilleure capacité de réaction à une agression. Agir sur la source et la cause lointaine de celle-ci fait toujours défaut. 

Conclusion  
D’une manière générale, l’islamisme pré-jihadiste prend de l’ampleur en Afrique de l’Ouest. Le phénomène, par sa tactique de diversion - variabilité du mode opératoire, hybridation des facteurs et acteurs - défie la sécurité conventionnelle. Il est vrai, la Côte d’Ivoire ne dispute encore l’intégrité de son espace aux mouvements terroristes mais des signes faibles et forts constituent à justifier la crainte. Les acteurs du terrorisme inscrivent leurs actions dans une temporalité dormante, que ponctuent les provocations pour tester l’adversaire, la construction de réseaux et le déploiement dans les milieux de faible instruction, de pauvreté et de déracinement culturel. C’est en cela que l’engagement des volontaires de la violence extrémiste, au-delà des intérêts matériels, résulte d’une conviction, d’une foi éprouvée, souvent à l’épreuve d’une perte de repères et d’espoir en la vie d’ici-bas. 

La nature du danger actuel dans le pays requiert une expertise pluridisciplinaire, non seulement de l’ordre de la sécurité. Elle doit prendre en compte les aspects géopolitiques, le rapport à l’économie et à l’espace, la surnatalité et la promiscuité de même que la mécanique d’insémination performante de l’endoctrinement.