​L’extrême-droite n’est pas spontanément associée au tiers-mondisme ou à l’altermondialisme; en effet son nom renvoie, pour l’Europe en tout cas, au racisme et à la conscience d’une supériorité de l’homme blanc ou de la civilisation européenne. Tiers-mondisme et altermondialisme seraient l’apanage de la gauche voire de l’extrême-gauche.

Or il n’en est pas exactement ainsi. Ce n’est pas que le racisme concernerait seulement les fragments les plus populaires de l’électorat des différents partis d’extrême droite, par opposition à une élite intellectuelle caractérisée par son immense culture et versée dans les choses de l’esprit, cependant force est de constater que certains des théoriciens pointus adoptent une autre posture, fondée sur de larges élaborations intellectuelles. S’ils descendent parfois dans l’arène politique, l’essentiel de leur engagement se fait dans des revues, des livres, des cercles d’influence, voire des sociétés plus ou moins secrètes, et leur projet est de transformer les profondeurs, dans une vision que l’on peut dire idéaliste, où l’on rencontre les grands noms de René Guénon ou Julius Evola. Je ne parlerai pas uniquement de la France, mais considérerai le phénomène à l’échelle de l’Europe, et jusqu’à la Russie. 

Approches multipl​es

Une des difficultés pour traiter de l’extrême droite est l’immense variété des courants et des chapelles, reposant souvent sur des individualités très fortes, avec des logiques de groupuscule ou de nébuleuse. 

Le tiers-mondisme de l’extrême-droite doit d’abord être pensée au regard de la politique de non-alignement, remontant au moment du monde bipolaire qui a marqué le 20e siècle. L’idée d’une 3e voie, entre le communisme et le capitalisme américain, résonne en particulier dans le titre du livre de Zev Sternhell, Ni droite ni gauche, pour caractériser le fascisme français et réfuter l’idée bien enracinée qu’il y aurait eu une immunité de la France aux phénomènes de radicalité politique qui ont touché dans les années 1920 l’Italie puis l’Allemagne. L’idée de la 3e voie, à l’extrême droite, est antérieure aux questions de l’après-guerre et du tiers monde et remonte à la création de l’URSS. Ni le communisme, ni les démocraties libérales est son motif principal. On le retrouve dans le texte d’avril de 1945 de Heidegger, Armut (Pauvreté), qui, alors que l’Allemagne nazie ne s’était pas encore rendue, annonce le monde de la guerre froide et l’opposition irréductible entre deux systèmes politiques et idéologiques. URSS et États-Unis n’y sont cependant pas opposés dos à dos : Heidegger marque une préférence intéressante pour l’URSS non pas à cause du communisme réel qui s’y déploie mais à cause du «communisme des esprits» qui en serait la vérité profonde et occultée, renvoyant à l’âme du peuple russe. 

Peuples des mers

Quand, après le tiers-mondisme, l’altermondialiste sera prôné à l’extrême droite, ce sera au nom de cette profondeur du peuple, toujours fantasmée, renvoyant à une prétendue identité authentique, au peuple tel qu’il est, sans métissage, dans sa pureté, dans sa vocation originelle, dans son Être propre. J’ai cité Heidegger mais on peut renvoyer aussi à Carl schmitt, autre auteur aux accointances nazies qui forme le socle de la pensée de l’extrême droite théorique, souvent qualifiée de «géopolitique», et à sa théorisation des peuples des mers (essentiellement les Anglais - associés aux juifs - au moment où il écrit Terre et mer) à ceux des terres, les peuples continentaux, enracinés, à vocation terrestre. Les premiers sont cosmopolites, individualistes, déracinés, se mouvant dans l’espace vide de la non-étaticité ; les autres sont soucieux du nomos de la terre et se déploient sur un sol partagé par des États souverains. La différence avec l’altermondialisme de la gauche qui considère une classe sociale opprimée transnationale est ici patente : il s’agit de s’adresser aux peuples opprimés en respectant les spécificités de chacun et en les exaltant. De façon concrète, les migrations et métissages sont rejetés au nom de l’excellence de chaque culture considérée comme étanche ; si elle se mêle, et surtout si elle subit l’influence, comme culturellement colonisée, elle se perd irrémédiablement. Cette vision n’est pas récente, et il est souvent rappelé l’hostilité des nazis aux empires coloniaux, qu’il faut, suivant leur logique, distinguer du Lebensraum soit les territoires conquis vers l’est de l’Allemagne, comme étant naturellement destinés à la population allemande. 

Refus de l’impérialisme

L’antiaméricanisme qui est à la fois politique et culturel et conduit à des prises de position très typiques de l’extrême droite, fondamentalement anti-impérialiste. Il est évident que cet anti-impérialisme de l’extrême droite a une histoire. S’il est évident que l’on peut en trouver les sources dans différents courants des années 1920, en particulier chez les tenants de la révolution conservatrice, puis dans les années 1950/ 60 dans le sillage du non alignement il n’est devenu majoritaire qu’à partir de la fin des années 1970, pour toute une série de raisons. Citons, dans l’ordre chronologique:

  1. La création de la Nouvelle Droite, avec le GRECE (Groupement de recherche et d’études pour la civilisation européenne) autour Alain de Benoist, un auteur qui se veut inclassable (ni droite ni gauche) et qui continue d’organiser la pensée de l’extrême droite à l’échelle française sinon mondiale – il faut citer ici Alexandre Douguine en Russie, Diego Fusaro en Italie, Kémi Séba entre le Bénin et la France, ou des acteurs moins médiatisés comme Rachid Achachi au Maroc;
  2. La réussite de la révolution islamique en Iran, dont l’obsession antiaméricaine et antisémite, partagée avec l’extrême droite, allait réalimenter le tiers-mondisme déjà présent, par exemple dans les courants qui ont encouragé les luttes anticoloniales, et ici on a envie de citer le nom de Jacques Vergès, sur lequel le doute plane quant à ses convictions politiques ou celui du banquier suisse François Genoud; 
  3. La fin de l’URSS et la fin de la bipolarité signifiant que les États-Unis allaient avoir le leadership mondial. 

L’anti-impérialisme et finalement l’altermondialisme, y compris économique, devenu un des traits les plus caractéristiques de l’extrême droite, qui nourrit son antiaméricanisme d’un antisémitisme viscéral (d’aucuns disent « métaphysique »). Fidèle aux objectifs du GRECE, de constituer un corpus intellectuel cohérent pour servir de base idéologique à une progressive prise de pouvoir, la stratégie de l’extrême droite, du moins d’A. de Benoist et de ses proches, est de gagner le combat culturel et de siphonner la gauche – il en résulte ce qu’on appelle de façon inexacte le rouge brun. 

Cette méthode de Benoist se constate dans les deux revues importantes qu’il dirige, Eléments et Krisis, dirigées à un vaste public, à la différence des revues plus groupusculaires de l’extrême droite passée (comme Totalité, ou Flash) et où il invite des intellectuels de tous horizons, sous la bannière de la nécessité de survivre à la «pensée unique». L’extrême droite a donc forgé en grande partie des références actuelles, imposant ses cadres de pensée et son vocabulaire. 

Conviction intellectuelle

L’idéologie de ces groupes n’en est pas moins clairement marquée à l’extrême droite, selon une certaine interprétation du nietzschéisme : paganisme, anti-universalisme des lumières, révolution conservatrice (ils sont traditionnels dans la culture et révolutionnaires au plan politique), anticapitalisme, antichristianisme foncier, rejet de toute forme de libéralisme. Pour ce qui est de leur exaltation des peuples, ils les identifient au paganisme avec des traditions « profondes », estiment les courants de la deep ecologys victimes de l’expansion « génocidaire » du christianisme et reconnaissent en eux des raisons précartésiennes et une absence de dualisme. De façon intéressante, leur inclinaison néopaïenne ne les détourne pas de l’islam, au contraire, puisqu’ils le lisent avec des lunettes guénoniennes, exaltant son accès privilégié à la tradition primordiale. Il y a même une islamophilie cultivée appuyée (citons Claudio Mutti, Italien converti à l’Islam) et un philo-islamisme politique (que l’on identifie chez Soral en France ou Dieudonné).

La théorie qui permet d’articuler l’extrême droite et altermondialisme s’appelle ethnodifférencialisme, par opposition à l’universalisme, et prône le droit à la différence culturelle, le cloisonnement des cultures, et renvoie à une identité dans l’enracinement, théorisée par Armin Mohler, et dont on peut trouver l’ancêtre dans la « défense de préjugés » de Burke et Maistre et un jalon dans le völkisch populiste de l’époque nazie. 

C’est ainsi la quête des origines vitales et non sociales, qui conduit au soutien des régimes qui se définissent comme dans un processus de libération, en particulier du Venezuela de Chavez ; il s’agit de défendre la diversité et la tolérance contre l’uniformité impériale et la déculturation des peuples. L’idée est que l’Europe, elle aussi, doit être libérée du même colonialisme américain, et qu’il faut constituer une alliance planétaire entre l’Europe et les ennemis des États-Unis. La libération dont il s’agit s’entend comme un retour à l’origine, au peuple réalisé comme destin.